VIII. La politique, facteur de groupement et de division
 
Rien n'est plus puissant pour fanatiser un villageois et faire de lui un instrument de combat aussi obéissant que le soldat passif que de lui donner l'impression qu'il peut faire de la politique! Cette impression le comble d'orgueil. Elle lui fait croire qu'il est d'une importance primordiale dans la marche des affaires du pays et dans sa destinée!

Cette vérité, les politicians la connaissent si bien qu'il en font la base même de leur propaganda électorale. Les conséquences sont néfastes sur le plan local. Tout le monde y perd, même le gagnant. Un rongeur commun, le tribunal, plante ses griffes et ses dents dans la bourse des deux partis...

Les Hadethins se rassemblent autour de deux hommes qui se rattachent aux plus grandes familles des onze groupes signalés plus loin.1 Ces deux pôles d'attraction sont, à leur tour, pris dans un système extérieur au village. La gravitation de l'ensemble présente parfois des situations vraiment étonnantes, sinon comiques. En 1953, aux élections législatives par exemple, les candidats qui se présentaient dans le district de Bécharré, dont Hadeth fait partie, étaient tous à la merci d'un même leader politique. Cependant les Hadethins ont trouvé moyen de se diviser en deux camps adverses pour soutenir chacun un candidat...

Il y eut des controverses et des procès: conséquences des animosités mal dominées. Les villageois qui avaient besoin d'aide auprès des autorités administratives ou judiciaires s'adressaient à l'un ou à l'autre de leurs candidats. Or, ces derniers n'étaient pas trés influents personnellement. Chacun, à son tour, allait solliciter l'aide du leader politique qui tenait les commandes durant la période électorate...

La division du village va loin. Les rivalités politiques dégénèrent rapidement en <<guerre froide>>. Les deux hommes qui ont la confiance de leurs partisans sont, psychologiquement, pris au jeu. Le mal que cause leur conduite, ils n'en sont pas plus responsables que les villageois qu'ils entraînent dans leur sillage!

Ce n'est pas de leur faute si les faits ne concourent pas toujours au bien de tout le monde. Ils pensent, sincèrement, faire le bien de tous, eux. Par exemple, que peut-on faire de mieux pour un village chrétien et très pratiquant que de lui bâtir une église, de style moderne, du meilleur goût et au plus bel endroit du site? Mais, qu'y a-t-il de pire, dans ce cas, que de voir les deux camps du village, que l'ancienne église réunissait tous les dimanches et jours de fêtes, se trouver définitivement séparés à cause de cette nouvelle bâtisse religieuse qu'on leur a si généreusement offerte"?. . .

Dans quelques mois, en effet, la construction de la nouvelle église, Notre-Dame-de-Hadeth, due au zèle bien dévoué d'un ancien émigré, sera achevée.2 Il y aura alors, et pour toujours, les partisans de Notre-Dame et ceux de Mar Daniel, le Patron de l'ancienne église. Le curé, s'il est seul, devra dire deux messes pour ses deux groupes de fidèles. Les cloches, elles-mêmes, n'auront pas la même signification pour tout le monde. L'on verra la querelle des enfants à propos de leur église respective dégénérer en rixe au niveau des parents, sur la place même séparant les deux églises. Car, quoi de plus véhément et de plus aveugle que la politique doublée de religion?

Il y aurait méme des gens qui prétendraient que le constructeur de l'église nouvelle avait l'idée bien arrêtée d'accentuer la séparation des villageois, car le hasard veut que le fils de ce bienfaiteur soit l'un des deux hommes qui sont à la tête des deux partis de Hadeth...

Mais, ne nous abusons pas. La religion ne se borne pas à ces querelles. Elle a des racines bien profondes dans l'âme paysanne, comme nous allons le voir.3


1P. 116.

2Voir pp. 104-106.

3Voir le chapitre XIV (La vie religieuse).